Il y a un petit moment, j’ai suivi une formation du côté de Lausanne avec plusieurs autres praticiens ; il s’agissait de quelques jours d’expérimentations pratiques pendant lesquels nous avons enchaîné les exercices, en binômes.

L’expérience des apprenants est très hétérogène mais la motivation est générale. Nous alternons le rôle de praticien et celui de consultant, sommes tous volontaires et curieux, une très bonne dynamique s’installe.

Cette formation est un peu “underground” et a lieu chez une élève qui met aimablement à notre disposition sa vaste demeure lausannoise. À chaque exercice, chaque binôme s’alloue une pièce et prend possession de son cabinet éphémère…

Sous l’oeil attentif de notre professeur, nous enchaînons les exercices depuis deux jours : la fatigue s’installe aussi naturellement que notre facilité à partir en transe s’amplifie. Ce phénomène est très bien connu des praticiens : pour simplifier, plus vous quittez un état d’hypnose, plus vous partez loin quand vous y revenez. Sortir d’un sommeil hypnotique pour y replonger encore plus profondément… C’est comme si une partie de nous prenait ses dispositions pour que la sortie de transe soit de plus en plus laborieuse ; après tout, c’est tellement agréable d’expérimenter un bon état d’hypnose n’est-ce-pas ?

L’exercice en cours traite des modélisations de transes hypnotiques. Dans certains cas, le praticien peut choisir d’orienter son consultant en suggérant la modification d’un ressenti ou d’une perception.

Le temps de cet exercice, Pierre est mon binôme ; Pierre est installé dans la région de Lausanne et pratique l’hypnose thérapeutique depuis une bonne quinzaine d’année, il fait partie des plus motivés du groupe et affiche un gout prononcé pour les expérimentations. Je n’ai jamais “travaillé” avec Pierre mais j’ai pu l’observer lors des différents débriefings, j’adore son sens de l’humour décalé et sa conception de l’hypnose thérapeutique.

Nous nous installons sur deux chaises du salon, positionnées côte à côte. Pierre me propose de commencer l’exercice dans le rôle du praticien mais je décline son offre, bien décidé à me me laisser guider avec paresse…

Pierre commence par me poser une série de questions bien ambiguës et je me laisse délicieusement berner faisant fi de mon bagage technique et de son analyse associée…

L’état d’hypnose s’installe simplement, comme une évidence, à une vitesse et un rythme qui me conviennent parfaitement.

Pendant un silence coloré, je remarque que mes yeux sont toujours ouverts, focalisant un point lumineux imaginaire. Ma vision périphérique est brumeuse et je devine à peine la silhouette attentive de Pierre, à ma gauche.

Pierre me pose une question que j’entends difficilement mais que je reconstitue sans peine :

– Sébastien, peux-tu me décrire ce que tu as devant toi ?

Je remarque consciemment que Pierre est très précautionneux dans ses formulations. Il ne connait pas encore mes mécanismes de perception, mes sens dominants, il ne souhaite pas m’influencer.

Ce que je ressens à cet instant est très singulier ; j’ai l’impression d’être une sorte de sphinx en construction, un sphinx incomplet mais tout de même imposant. Je domine une vallée imaginaire, parcourue d’une faible végétation tyrannisée par des tonnes de sable. Des milliers de petites fourmis s’affairent à mes pieds, chacune participant, à son niveau, à ma “construction”. Mon corps est très lourd, comme si chacune de mes cellules s’était minéralisée.

J’ai du mal à formuler verbalement ce que je vis car les sensations sont diffuses et inconfortables : je n’aime pas cette amorce de voyage hypnotique, un certain vertige prend naissance dans ma tête et ma respiration s’accélère… Une désagréable pression s’invite au niveau de mon plexus.

En praticien attentif, Pierre a noté ces changements physiologiques et me propose rapidement de changer d’air : il somme une partie de moi de me “transporter” vers un ailleurs plus agréable.

Gros soulagement, les petites fourmis s’évanouissent avec mon vertige et mon inconfort.

Mes yeux sont toujours ouverts et quelque chose de différent s’installe, un glissement de conscience que je n’avais jusque là jamais expérimenté… Ma vision périphérique est toujours brumeuse mais mon champ de vision central est coloré et extrêmement réel. Une part de moi se demande si je ne suis pas sorti de l’expérience telle est la justesse de la réalité qui m’est proposée…

Je suis dans le jardin de la propriété de Robin Masters, à Hawaï, avec Magnum et sa Ferrari. Les plus jeunes d’entre vous iront fouiner du côté de Wikipédia afin de se renseigner à propos de cette célèbre série TV des années 80…

La situation est grotesque et ridicule. Je n’ai jamais été un grand fan de “Magnum Pi”, même si j’ai probablement vu l’ensemble des épisodes de la série. Par ailleurs, mon intérêt pour les voitures est aussi grand que celui qui m’anime pour les retransmissions télévisuelles de Bo-Taoshi (oui oui, même les plus âgés d’entre vous iront faire une pause Google…).

Ce que je vois (il s’agit d’une véritable hallucination, de bonne qualité) est aussi réaliste que stupide, je décide de remonter l’information à Pierre avant qu’il ne m’interroge :

– Écoute Pierre, ce que je vois est vraiment trop ridicule et impossible.
– Ah oui ? Que vois-tu Sébastien ?
– Ben je suis avec Magnum et sa Ferrari…

Je précise que Pierre ne connait pas cette série TV, il me l’avouera après l’exercice…

– Et pourquoi considères-tu cela comme ridicule et impossible ?

Je marque un silence, aucun mot ne me vient à l’esprit, je suis dans le flou et ne sais pas comment matérialiser mon doute et ma surprise.
Des mots finissent par s’échapper de ma bouche :

– Magnum n’existe pas, c’est un personnage de fiction interprété par l’acteur Tom Selleck, ce que je vois n’existe pas…

Pierre assimile mon explication et reprend :

– Je te propose de parler à ce Magnum, de lui formuler cette remarque directement.

Pierre me fait cette suggestion avec une simplicité qui me désarçonne. Oui bien-sûr, pourquoi ne pas y avoir pensé : c’est à Magnum de prouver la légitimité de sa présence, la charge de la preuve lui incombe, il faut que je le mette à l’épreuve.

À partir de cet instant, une petite voix intérieure me confirme que j’ai fait une sacrée bascule. La construction visuelle que me propose la partie occipitale de mon cerveau est juste géniale : les teintes, les reflets, la luminosité, les textures, tout y est et c’est magnifique !

Une autre partie de moi refuse le fond de cette hallucination pour une raison aussi absurde que le contenu de l’hallucination lui-même : Magnum est un personnage de fiction et ne peut pas faire partie d’une réalité, toute hypnotique qu’elle soit…